Le travail des mères en Suisse : évolution et déterminants individuels

N°10, Octobre 2017
Francesco Giudici (Ufficio di statistica del Cantone Ticino) & Reto Schumacher (Statistique Vaud),

October 12, 2017
How to cite this article:

F. Giudici & R. Schumacher (2017). Le travail des mères en Suisse : évolution et déterminants individuels. Social Change in Switzerland, N° 10. doi:10.22019/SC-2017-00005

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Résumé

Depuis 1980, le taux de mères d’enfants d’âge préscolaire qui exercent une activité professionnelle a presque triplé. Malgré cette évolution marquée, de fortes différences régionales et sociodémographiques persistent jusqu’à présent dans l’activité professionnelle et le temps de travail des jeunes mères. Dans cette contribution, nous analysons l’évolution, entre 1980 et 2010-14, des caractéristiques individuelles qui ont favorisé ou défavorisé la participation des mères au marché de l’emploi en exploitant les données des recensements fédéraux de 1980, 1990 et de 2000 et du Relevé Structurel de 2010 à 2014. Si notre analyse montre la persistance d’une participation économique accrue des mères au bénéfice d’une formation tertiaire, elle montre aussi une évolution plus importante chez les mères de nationalité suisse et une différenciation croissante selon le nombre d’enfants à charge.


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L’article a été traduit en italien par l’office cantonal des statistiques du Tessin.

Introduction

Devenir mère en Suisse peut avoir un fort impact sur la carrière professionnelle. Si la plupart des nouveaux pères continuent à travailler à plein temps, la majorité des mères interrompent leur carrière professionnelle ou diminuent au moins leur taux d’occupation pour prendre l’enfant en charge (LeGoff et Levy, 2016 ; Giudici et Gauthier, 2009).

Le comportement des mères sur le marché de l’emploi dépend de nombreux facteurs à rechercher à plusieurs niveaux analytiques. Leurs opportunités réelles de mise en place d’une stratégie de conciliation entre famille et travail sont certes façonnées par le contexte institutionnel (par exemple, en ce qui concerne la disponibilité et le coût de structures d’accueil), mais elles dépendent également de leurs ressources économiques et sociales individuelles (comme le niveau de formation des conjoints).

Le but de notre analyse est double. Premièrement, nous décrivons l’évolution de la participation des mères au marché de l’emploi au cours des 40 dernières années en nous intéressant à l’ensemble du pays et aux différences entre cantons. Deuxièmement, nous proposons d’étudier l’effet de plusieurs facteurs individuels (comme le niveau de formation et la nationalité des parents, ou encore le nombre et l’âge des enfants) sur l’insertion professionnelle des mères au fil du temps. On peut se demander, par exemple, si une formation tertiaire est une ressource favorisant le travail des mères et si son impact a augmenté ou diminué au cours du temps. Ou encore, si le fait d’avoir plusieurs enfants à charge est une contrainte qui a toujours défavorisé la participation des mères au marché de l’emploi. On montre ainsi que, malgré la forte progression de la présence des mères sur le marché de l’emploi, le phénomène reste loin de se généraliser à toutes les mères; si certaines caractéristiques et ressources individuelles comme le niveau d’études des conjoints ont été et sont toujours d’importants déterminants de la participation des mères au marché de l’emploi, d’autres, comme le nombre d’enfants, sont même devenues plus importantes au fil du temps.

Maternité, travail et contexte institutionnel

Selon une récente publication de l’OFS (Hermann et Murier, 2016), la part de femmes de 25 à 54 ans exerçant une activité professionnelle en Suisse est, avec 82,2% en 2015, l’une des plus élevées d’Europe ; seule la Suède affiche un niveau supérieur (83,3%). Le taux d’actives occupées n’atteint pourtant que 70,2% parmi les femmes mères d’au moins un enfant de moins de 6 ans. En comparaison internationale, la Suisse glisse ainsi à la 11ème position en la matière (la moyenne UE28 étant de 63,4%). En plus d’un taux d’activité plus bas que les femmes sans enfant, les mères en Suisse se caractérisent également par le travail à temps partiel : avec 82,7% des mères actives occupées ne travaillant pas à temps plein, la Suisse occupe le 2ème rang du classement européen des mères travaillant à temps partiel.

Pourquoi donc, en Suisse, la maternité amène-t-elle une bonne partie des femmes à interrompre leur travail ou à réduire leur taux d’occupation? La littérature récente met en évidence toute une série de facteurs institutionnels, découlant au moins en partie d’une longue tradition libérale de non-intervention de l’État dans la sphère privée : la prise en charge et l’éducation des enfants ont longtemps été considérées comme relevant uniquement du domaine privé (Bonoli, 2007 ; Gani, 2016).

Parmi les facteurs qui défavoriseraient l’insertion professionnelle des jeunes mères, plusieurs études pointent le manque de structures d’accueil de la petite enfance, ainsi que les coûts de garde encore trop élevés en comparaison internationale (Stern, Felfe et Schwab, 2014). Cette pénurie amènerait une partie des mères, notamment celles vivant dans un ménage à bas revenu, à renoncer au travail rémunéré pour s’occuper des enfants (Schmid, Kriesi et Buchmann, 2011 ; Giudici et Bruno, 2015). D’autres facteurs sont la forte inégalité entre, d’une part, le congé maternité de 16 semaines et, d’autre part, le congé paternité pratiquement inexistant, ce qui favoriserait dès les premières semaines de la vie familiale la mise en place d’une division inégalitaire du travail (Valarino, 2016). Par le biais de l’imposition progressive du revenu familial, la participation économique des mères est aussi défavorisée par le système fiscal (Bütler et Rüsch, 2009). D’un point de vue purement financier, il peut ainsi être plus intéressant pour une famille de diminuer le taux d’occupation (voire d’arrêter l’activité) de l’un des partenaires. Le plus souvent, c’est la femme qui réduit son travail, entre autres en raison de son revenu qui est en moyenne moins important.

Préférences ou ressources ?

Ces conditions structurelles encourageraient les familles à opter pour une division traditionnelle du travail, avec la femme davantage investie dans le travail domestique et la garde des enfants, et l’homme se consacrant à plein temps à sa carrière professionnelle. Dans une partie des familles, un telle division des tâches est souhaitée et anticipée avant la naissance de l’enfant, alors que dans d’autres cas elle ne correspond pas aux désirs et aux ambitions (professionnelles et familiales) des conjoints avant de devenir parents. En raison des fortes contraintes institutionnelles, une partie des couples visant une division plus égalitaire adopteraient finalement une organisation plus traditionnelle (Bühlmann, Elcherot  et Tettamanti, 2009). Le désir, mais aussi la difficulté d’une partie des mères de se réinsérer dans le marché du travail ou d’augmenter leur taux d’occupation, par nécessité ou par volonté, est reflété par deux indicateurs-clés du statut sur le marché du travail: par rapport à l’ensemble des femmes en âge d’avoir des enfants, les mères sont plus souvent concernées par le chômage (5%, vs. 4.4%) et le sous-emploi[1] (18%  vs. 11.1% ; Hermann et Murier, 2016).

Dans un tel contexte, le rôle des ressources individuelles peut jouer un rôle décisif dans la mise en place d’une stratégie de conciliation entre vies familiale et professionnelle. Le rôle du niveau de formation des mères dans leur insertion professionnelle est assez bien documenté (Krone-Germann et de Chambrier, 2011). Une formation avancée doit être interprétée comme une ressource individuelle permettant à une femme ou à un couple de mieux concilier vie familiale et sphère professionnelle. Les femmes au bénéficie d’une formation tertiaire s’avèrent ainsi plus fortement ancrées dans le marché du travail que les femmes avec un niveau d’étude plus bas. Ayant leurs enfants en moyenne à un âge plus avancé, elles accèdent à des postes généralement mieux rétribués et semblent disposer de plus amples marges de manœuvre dans la négociation des conditions de leur congé et du retour à l’emploi. Etant en moyenne mieux payées, elles financent aussi plus facilement une solution de garde pour leurs enfants[2].

La propension à travailler est également directement et inversement liée au nombre d’enfants à charge (Cohany et Sok, 2007), l’organisation et le prix de leur accueil se compliquant avec leur nombre (Bütler, 2006). Cette relation évidente et directe peut pourtant aussi dépendre du contexte institutionnel, en l’occurrence du système tarifaire appliqué dans les structures d’accueil (présence et niveau de rabais pour la fratrie).

L’état civil des partenaires peut être un indicateur du rôle et du pouvoir relatif (empowerment) de la femme dans le couple. Les mères vivant en union libre se caractérisent en effet par une insertion professionnelle supérieure à celle des mères mariées (Algava, 2005 ). Cela peut s’expliquer par le fait que le désir d’autonomie des partenaires est l’une des raisons principales du non-mariage en Europe occidentale (Hiekel et al., 2014). Sous l’hypothèse d’une égalité croissante entre époux mariés, on peut faire l’hypothèse que le rôle de ce facteur diminue au cours du temps.

La nationalité des époux, finalement, ne se répercute que de façon indirecte sur l’activité professionnelle des mères. Elle est probablement corrélée avec d’autres variables, comme les préférences et attitudes par rapport à la famille et au travail, mais aussi la disponibilité d’un réseau de grands-parents ou autres membres de la famille ou amis qui, en cas de besoin, peuvent fournir du soutien et permettre aux deux parents de continuer à exercer une activité professionnelle. Dans la Suisse de l’après-guerre, les femmes étrangères sont ainsi plus souvent actives que les Suissesses. Voegeli (1997) a avancé l’hypothèse que la forte croissance économique des Trente Glorieuses et l’immigration soutenue de travailleurs étrangers a permis à de nombreux hommes suisses d’accéder à des postes mieux rétribués. Cette évolution aurait permis aux femmes suisses de la classe moyenne de se retirer du marché du travail et de vivre, peut-être pour la première fois dans l’histoire du pays, le modèle familial bourgeois.

Données et méthodes

Les données analysées sont tirées des Recensements fédéraux de la population (RFP) de 1980, 1990 et de 2000, ainsi que du Relevé structurel (RS) pour la période 2010-2014. Si les recensements sont des enquêtes exhaustives, le Relevé structurel est un échantillon annuel auprès d’au moins 200’000 personnes et ménages qui complète les informations fournies par les registres des habitants. Nous avons utilisé les données réunies (« pooled ») des cinq premières années du RS (2010 à 2014), ce qui nous permet de disposer d’un échantillon suffisamment large pour effectuer des analyses combinant plusieurs variables.

L’analyse statistique est limitée aux mères d’enfants de 0 à 3 ans révolus vivant en couple. L’âge de scolarisation étant 4 ans (au 31 juillet) dans les 15 cantons ayant souscrit au concordat HarmoS, et identique ou plus tardif dans les cantons restants, il s’agit exclusivement de mères d’enfants d’âge préscolaire. Avec ces deux critères de sélection (vie en couple et âge de l’enfant), l’analyse porte sur 230’000 ménages en 1990, 216’000 en 2000, et 95’000 en 2010-2014. Compte tenu de leur poids statistique, ces derniers représentent les quelques 250’000 couples avec enfant(s) de 0 à 3 ans dans la population totale de la période 2010-2014.

La participation des mères au marché du travail est mesurée à l’aide de deux indicateurs : le taux de mères actives en général et la proportion de mères occupées à 50% ou plus. Outre ces deux variables cibles, nous considérons quatre facteurs principaux : le nombre d’enfants de 0 à 9 ans (dont au moins un de 0 à 3 ans), le niveau de formation des conjoints ou partenaires, la nationalité des époux ou partenaires et l’état civil du couple (marié ou non). L’âge de la mère, la différence d’âge entre époux ou partenaires, et le taux d’occupation du partenaire servent de variable de contrôle[3].

En 1980, la majorité des mères ne travaillait pas

La part des mères poursuivant une activité professionnelle en Suisse a connu une forte augmentation au cours des dernières décennies. Si, en 1980, trois quarts des mères d’au moins un enfant d’âge préscolaire et vivant en couple étaient professionnellement inactives (23% d’actives occupées), la situation s’est inversée depuis : en 2010-2014, 64,3% des mères de cette catégorie ont déclaré être en emploi, ce qui correspond à une progression moyenne de 40 points par rapport à 1980. Une forte progression a eu lieu entre 1990 et 2000, période pendant laquelle on a dépassé le seuil de 50% de mères actives. Le congé maternité payé au niveau fédéral a été introduit le 1er juillet 2005. Même si les congés existaient déjà dans de nombreuses conventions collectives de travail, cette loi a néanmoins modifié le contexte institutionnel du travail des mères.

La Figure 1 montre, pour chaque canton, le taux d’activité des mères en 1980 (en noir) et sa progression durant les trois dernières décennies ; la progression entre 1980 et 1990 est indiquée en blanc, celle observée entre 1990 et 2000 en gris, et enfin celle enregistrée depuis l’an 2000 en gris clair ; le total correspond à la situation en 2010-14. La comparaison des cantons montre, d’une part, la persistance de fortes différences inter-régionales à travers ces trois décennies, et, d’autre part, des rythmes de progression très variables. En 1980, le taux d’activité des mères était compris entre 15% (Uri) et 38% (Glaris), alors qu’en 2010-2014, il variait entre 53% au Tessin (+/- 1,2%) et 73% dans le canton du Jura (+/- 2,5%)[4]. Une partie des cantons restent caractérisés par des taux faibles (Tessin, Uri, Nidwald, Grisons, Schwyz, Zoug), tandis que d’autres, notamment les cantons romands, réunissent dès le début de la période d’observation le plus de mères actives. La progression la plus importante a été enregistrée dans le canton du Valais, qui présentait l’un des taux les plus bas en 1980 (avec 18% de mères actives) et qui est passé à 69% en 2010-2014 pour se retrouver alors à la cinquième position. D’autres cantons ont connu une augmentation moins importante, comme par exemple Glaris, qui est passé d’un taux assez élevé en 1980 (38%), à 64% en 2010-2014.

Fig1_2

Mères au travail : l’évolution des facteurs individuels

Comment les facteurs individuels se répercutent-ils sur l’activité professionnelle des mères en Suisse et comment leur impact a-t-il évolué à travers le temps ? Nous nous intéressons ici à quatre facteurs qui peuvent avoir un effet important sur la participation des mères au marché de l’emploi : le nombre d’enfants, le niveau de formation des parents, leur nationalité et leur état civil. Les graphiques suivants montrent la proportion de mères actives, ainsi que la proportion de mères occupées à 50% ou plus, ajustées aux effets de ces quatre facteurs et des trois variables de contrôle sous forme de probabilités prédites pour un profil moyen[5].

Plus une mère a d’enfants, moins elle travaille

En 2010-2014, la propension des mères à travailler est inversement proportionnelle au nombre d’enfants à charge : plus une fratrie est nombreuse, moins la mère tend à travailler [Figure 2]. En passant d’un premier enfant au deuxième, la probabilité qu’une mère soit active diminue, pour un profil moyen et en tenant compte d’autres facteurs, de 7 points, puis avec le passage au troisième enfant encore de 12 points. La probabilité des mères de quatre enfants de moins de 10 ans est même réduite de 30 points par rapport à celle des mères d’un enfant. Si ce gradient est moins prononcé en 2000 mais déjà nettement visible, il n’existe pas encore en 1990. On observe à cette période une opposition entre les mères d’un enfant et celles de deux enfants ou plus, dont la probabilité d’être active est de 6 à 10 points  inférieure. Pour les mères d’une famille nombreuse, il est donc difficile d’être économiquement active, aujourd’hui plus encore que dans le passé. Cette évolution s’explique probablement par un recours croissant aux solutions de garde institutionnelles, telles que crèches et mamans de jour, dont le coût augmente avec chaque enfant. Il est probable qu’une partie importante de mères actives ait pu recourir, en 1990, à des solutions de garde privées ou informelles, telles que grands-parents et nounous.

Pour ce qui est de la proportion de mères travaillant à 50% ou plus, elle est davantage soumise à un tel gradient. La propension à travailler à 50% ou plus des mères de 4 enfants ou plus n’atteint que 36% de celle des mères d’un enfant.

Fig2_f

Le niveau de formation des deux conjoints ou partenaires affecte la propension des mères à travailler : celles au bénéfice d’une formation tertiaire ont plus de chances d’être actives que les mères sans formation tertiaire [Figure 3]. En 2010-2014, la propension à travailler des mères en possession d’un diplôme tertiaire est, pour un profil moyen, entre 7 et 16 points supérieure à celle des mères sans formation tertiaire, selon que leur partenaire est également diplômé d’une haute école. Ces différences s’avèrent plus prononcées quand on s’intéresse à la proportion de mères occupées à 50% ou plus (entre 13 et 25 points). Si la direction de ces différences se montre stable à travers la période 1990-2010/14, les écarts absolus et relatifs se sont rétrécis pour la proportion totale de mères actives, et accentués pour ce qui est de la proportion de mères occupées à 50% ou plus.

Fig3_f

En d’autres mots, une formation supérieure représente toujours un facteur favorisant l’insertion professionnelle des mères, mais son rôle est aujourd’hui moins important que dans le passé. C’est notamment l’effet pénalisant de l’absence d’un diplôme tertiaire parmi les mères en couple avec un homme au bénéfice d’un tel diplôme (lié sans doute à l’écart salarial entre partenaires) qui semble avoir gagné en importance depuis 1990. L’accentuation de cet effet peut également être expliquée par le recours croissant aux solutions de garde institutionnelles, leur coût mettant en question la valeur ajoutée, au sein d’un couple, du salaire (moins important) de la femme sans formation tertiaire.Source : Recensement Fédéral de la Population 1990 et 2000, Relevé Structurel 2010-2014

Les Suissesses plus nombreuses à travailler

En 2010-2014, les mères de nationalité suisse sont plus nombreuses à travailler que les mères étrangères : leur propension à être active est entre 15 et 22 points supérieure à celle des étrangères, selon que leur conjoint ou partenaire est également de nationalité suisse [Figure 4]. Pour les mères occupées à 50% et plus, cette opposition entre Suissesses et étrangères est pourtant moins marquée. La probabilité de travailler à mi-temps ou plus dépend en effet surtout de la nationalité du partenaire : elle est plus élevée chez les mères en couple avec un étranger.

Fig4_f

Si la manière dont la nationalité des conjoints ou partenaires affecte la propension des mères à travailler en 2010-2014 peut déjà être observée en 2000, elle diffère fondamentalement de celle trouvée en 1990. La propension des mères à travailler est alors soumise à un gradient de « Suissitude » passant des couples étrangers (parmi qui les mères sont les plus nombreuses à travailler) aux couples mixtes, puis aux couples suisses où les femmes sont proportionnellement les moins nombreuses à travailler. Parmi les mères étrangères en couple avec un étranger, la propension à être occupées à 50% ou plus n’a pas évolué, toutes choses égales par ailleurs, entre 1990 et 2010-2014, tandis qu’elle a plus que triplé parmi les mères suisses en couple avec un partenaire suisse. Comment expliquer l’évolution remarquable de ce différentiel ? S’il est possible que la recomposition de la population étrangère par nationalité a joué un rôle, on peut y voir aussi la fin du modèle familial bourgeois chez les couples suisses (Vögeli, 1997).Source : Recensement Fédéral de la Population 1990 et 2000, Relevé Structurel 2010-2014

Les mères mariées moins enclines à travailler

Les mères vivant en union libre sont plus nombreuses à travailler que les mères mariées. Il s’agit là d’un différentiel observé depuis 1990 qui marque également la proportion de mères occupées à 50% ou plus [Figure 5]. Son ampleur semble pourtant diminuer au cours du temps. Si la différence relative s’élève à plus de 50% en 1990, elle passe à 16% en 2000 et tombe en-dessous de 10% en 2010-2014. L’atténuation de cet écart semble être la conséquence logique de la progression du taux d’activité des mères d’enfants d’âge préscolaire, progression qui peut s’expliquer elle-même par une plus forte égalité entre époux. Cette atténuation peut aussi être liée à la diffusion de l’union libre. Les couples non mariés avec enfants sont passés, durant les 25 dernières années, d’un modèle très minoritaire (3% en 1990), caractérisé par des valeurs et des comportements particuliers, à un mode de vie plus largement diffusé (12% en 2010-2014) dont les comportements et valeurs pourrait se rapprocher de la majorité.

Fig5_f

Conclusions

En Suisse, les caractéristiques individuelles et de ménages des mères d’enfants d’âge préscolaire influencent leur propension à travailler, cette étude l’a bien montré. En 2010-2014, les mères de nationalité suisse sont ainsi plus souvent actives  que les étrangères. Les mères ayant suivi une formation tertiaire sont davantage insérées sur le marché de l’emploi que les mères sans diplôme tertiaire. L’insertion professionnelle des mères diminue par ailleurs avec le nombre d’enfants à charge, et elle est plus faible parmi les femmes mariées que parmi celles vivant en union libre.

Nos analyses montrent aussi que l’impact de certains facteurs individuels varie au fil du temps : si la nationalité suisse favorise aujourd’hui la participation économique des mères, elle rimait avec une moindre propension à travailler en 1990. L’effet du nombre d’enfants de moins de 10 ans a également évolué au cours du temps : la probabilité d’être active est aujourd’hui inversement proportionnelle au nombre d’enfants. En 1990, en revanche, elle ne diminuait plus au-delà du second enfant, résultat peut être le plus surprenant ressorti des analyses et qui s’explique probablement par un recours croissant aux solutions de garde institutionnelles, dont le coût augmente avec chaque enfant.

La persistance, voire l’aggravation, de certains de ces différentiels individuels en matière d’insertion professionnelle des mères d’enfants d’âge préscolaire est un résultat significatif. Si ces différentiels reflètent certes aussi des différences de préférences et d’attitudes, ils montrent néanmoins que pour les jeunes mères, l’accès au marché du travail n’est de loin pas généralisé. La prise en compte de facteurs contextuels, tels que la disponibilité et le coût des structures d’accueil ou la fiscalité, permettrait d’affiner l’analyse des inégalités d’accès au travail rémunéré. Comme ces facteurs varient aux niveaux des cantons et même des communes, la Suisse constituerait un champ d’étude particulièrement intéressant.

 

[1]Selon la définition de l’OFS, il s’agit d’individus travaillant à temps partiel, qui souhaitent travailler davantage et sont disponibles pour augmenter leur temps de travail dans les trois mois qui suivent l’entretien.

[2]L’impact de cette ressource individuelle sur l’insertion professionnelle des mères est également susceptible de varier avec le contexte institutionnel : lorsque les structures d’accueil sont faiblement subventionnées par le secteur public et que la tarification est indépendante du revenu des parents, le niveau de formation et, par ricochet, le niveau de salaire sont plus fortement liés à la propension des mères à être professionnellement actives.

[3]L’impact des facteurs individuels sur l’activité professionnelle des mères d’enfants d’âge préscolaire est analysé au moyen de modèles de régression logistique pour les années 1990, 2000 et 2010/14. Quand ils s’appliquent aux données relatives à la période 2010-2014, leur ajustement respecte le plan d’échantillonnage du Relevé structurel, la définition des strates et la pondération des ménages.

[4]Soulignons qu’il est important de tenir compte des intervalles de confiance (IC) – c’est-à-dire les bornes inférieures et supérieures de nos estimations – dont l’étendue n’est pas négligeable, notamment dans les petits cantons.

[5] Au sens strict, il s’agit d’un profil modal : une Suissesse mariée de 30 à 34 ans avec un enfant et sans formation tertiaire, dont le mari a au plus 4 ans de plus qu’elle, est lui-même suisse, sans formation tertiaire et travaille à temps plein. Les diagrammes montrent donc des effets « toutes choses égales par ailleurs » qui peuvent être différents des distributions brutes.

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