Comportements culturels en Suisse : Dimensions et évolution 1976-2019

N°32, Décembre 2022
Sebastian Weingartner (Office de la statistique, canton de Zurich), Jörg Rössel (Université de Zurich),

December 12, 2022
How to cite this article:

Weingartner S. & Rössel, J. (2022). Comportements culturels en Suisse : Dimensions et évolution 1976-2019. Social Change in Switzerland, N°32. doi: 10.22019/SC-2022-00007

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Résumé

Cet article examine, sur la base de données d'enquête, les dimensions centrales de la participation culturelle et leurs caractéristiques sociostructurelles en Suisse des années 1970 à nos jours. Pour toute la période considérée, nos analyses font clairement apparaître deux dimensions : premièrement, le niveau de la participation à la vie culturelle, et deuxièmement, la différence entre la culture élitiste et la culture populaire. On distingue en Suisse trois groupes d’individus selon leurs pratiques culturelles : les inactifs, qui ne pratiquent quasiment aucune activité culturelle ; les éclectiques, qui mélangent plusieurs activités culturelles ; et les cultivés, qui pratiquent essentiellement et très fréquemment des activités liées à la culture élitiste. Au cours des 40 dernières années, le nombre d’inactifs a diminué dans la population, tandis que le nombre d’éclectiques et de cultivés a augmenté. La participation à la vie culturelle reste encore aujourd’hui déterminée par des variables sociostructurelles. Le niveau général d'engagement culturel est de plus en plus influencé par le niveau d'éducation, tandis que les activités associées à la culture élitiste dépendent davantage de l'âge.


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Introduction

Les activités culturelles, comme aller au musée, écouter de la musique ou lire un livre, et les styles de vie culturels qui en découlent, sont le sujet de nombreux débats dans la sociologie. Elles ne sont pas considérées comme des loisirs « anodins », mais plutôt comme des symboles significatifs du statut social et de l’appartenance sociale. Ces symboles produisent des avantages dans le champ de l’éducation, du marché du travail, du marché matrimonial, des relations sociales et dans d’autres champs de la société (Rössel et al., 2017, pour une présentation journalistique, Behrisch, 2021). Cela se voit également dans les perceptions et opinions courantes, lorsque nous désignons certains types de sport ou évènements comme élitistes, ou que nous associons des genres musicaux à certains groupes d’âge, comme le rap et les jeunes, ou la musique classique et les personnes âgées.

Le point de départ théorique classique de ces discussions est la thèse de l’homologie de Pierre Bourdieu (1982), selon laquelle il existe une correspondance (homologie) entre les dimensions de la participation culturelle et la dimension du statut social : les personnes ayant un statut social élevé pratiqueraient ainsi essentiellement des activités liées à la culture élitiste – que Bourdieu a nommé « la culture légitime », par ex. écouter de la musique classique ou aller dans des expositions, alors que les personnes appartenant à une classe sociale inférieure seraient plutôt intéressées par la culture populaire, comme les films d’Hollywood ou la musique pop. Les recherches sur ce sujet abordent donc principalement deux aspects.

Premièrement, il s’agit de savoir quel type de statut social est réellement important pour la participation culturelle. Si, pour Bourdieu, se pose surtout la question du lien entre l’appartenance à une classe sociale et les styles de vie culturels, la thèse de l’homologie est toutefois remise en question. De nombreux auteurs ont ainsi émis comme réserve que les styles de vie culturels peuvent également être influencés par l’âge, le genre et d’autres caractéristiques sociales (Katz-Gerro & Sullivan, 2010 ; van Eijck & Bargemann, 2004 ; Rössel et al., 2017). Certaines contributions ont même affirmé que les activités culturelles sont globalement déconnectées des caractéristiques sociales. Ces auteurs évoquent alors souvent la thèse de l’individualisation, selon laquelle les styles de vie culturels ne sont plus déterminés par l’appartenance à une classe et un groupe social, mais plutôt par les individus eux-mêmes (Atkinson 2007, Beck 1991, van Eijck & Bargeman, 2004 ; van Eijck & Knulst, 2005). Il s’agit donc de savoir quelles activités culturelles sont fréquemment pratiquées selon les groupes sociaux, et si nos préjugés correspondent réellement à la réalité.

Deuxièmement, l’idée de Bourdieu selon laquelle le champ des styles de vie culturels serait structuré par une opposition entre des activités culturelles populaires et des activités culturelles élitistes, est également remise en question. Peterson et Kern (1996) ont notamment affirmé que les personnes ayant un statut social élevé ne se tournent pas toujours uniquement vers la culture élitiste. Ces personnes se distinguent davantage par une vaste diversité de centres d’intérêt, telles des omnivores culturels, parmi lesquels figurent également des genres culturels élitistes. Ces personnes aiment par exemple la musique classique et l’opéra, mais aussi différents genres de musique populaire. Les personnes ayant un statut social inférieur se distingueraient à l’inverse par des centres d’intérêts culturels limités.

La thèse de Peterson et Kern se concentre surtout sur la diversité des préférences culturelles, par ex. les goûts musicaux, mais de récentes recherches ont étudié plus en détails la diversité des pratiques culturelles réelles (Jæger & Katz-Gerro, 2010 ; Roose et al., 2012 ; Weingartner & Rössel, 2019). Ces recherches relèvent également une opposition entre les personnes étant globalement peu actives au niveau culturel, sauf regarder la télévision et écouter la radio, et les personnes pratiquant plusieurs activités culturelles dans des genres très différents. Certains auteurs avancent aussi l’idée selon laquelle cette participation culturelle diverse et variée inclut généralement également des activités liées à la culture élitiste (Coulangeon, 2013).

Les données disponibles pour la Suisse montrent une participation culturelle élevée parmi la population, mais elles ne fournissent que peu d’informations sur l’évolution à long terme (OFS, 2020). Près de trois quarts de la population va au moins une fois par an à un concert, dans un musée et visite un monument historique. On ne note que peu de changements au fil du temps. À long terme, on suppose un élargissement des activités culturelles. Certaines activités culturelles sont certes moins répandues, mais entre 20 et 25 % de la population joue tout de même d’un instrument de musique, chante, pratique une activité artistique ou la photographie. Ici aussi, on ne constate pas de grande différence par rapport aux deux dernières enquêtes de l’Office fédéral de la statistique (2014 et 2019), mais plutôt une tendance à la hausse de ces activités.

Les deux questions concernant les principales dimensions des activités culturelles et leur diffusion dans certains groupes sociostructurels sont généralement analysées en se fondant sur des données qui n’existent que pour une date précise. Il n’existe quasiment aucune enquête s’appuyant sur des données historiques, et il existe peu d’études qui analysent l’évolution de l’importance des différentes dimensions de la participation culturelle et leurs liens statistiques avec des variables sociostructurelles comme le statut professionnel, le niveau d’éducation, le genre ou l’âge. Cet article vise donc précisément à aborder cette question, en analysant l’évolution de la participation culturelle et de ses déterminants sociostructurels de 1976 à 2019 en Suisse. Nous expliquerons tout d’abord les trois jeux de données utilisés et les variables appliquées en résultant, ainsi que les méthodes d’analyse, avant de présenter les résultats de nos recherches.

Données

Pour analyser l’évolution de la participation culturelle et de ses déterminants sociostructurels, nous utilisons trois sources de données disponibles pour quatre années : 1976, 1988, 2013 et 2019. Pour 1976, nous utilisons l’enquête « Les comportements et la mobilité en matière de loisirs et de vacances en Suisses » (N = 1066, Lalive d’Epinay et al., 1982). Pour 1988, la partie « Loisirs et culture » du microrecensement a été utilisée (N = 45 386, OFS 1990). Pour 2013 et 2019, nous nous basons sur les 15e et 21e vague du Panel suisse des ménages (2013 N = 6472, 2019 N = 7761, Vorpoostel et al., 2021). Bien que ces trois enquêtes menées à quatre dates distinctes soient différentes sur certains points, elles contiennent néanmoins des données similaires sur les activités culturelles. Pour garantir la comparabilité des échantillons, nous avons limité les cas considérés à une tranche d’âge allant de 15 à 74 ans (voir tableau A.1 en annexe).

Toutes les enquêtes contiennent des informations sur les activités culturelles et les caractéristiques socio-démographiques des personnes interrogées. Pour que l’analyse soit pertinente, il faut toutefois que les questions sur les activités culturelles soient comparables. Pour cela, nous avons, pour chaque année d’enquête, sélectionné 12 activités culturelles similaires, dont six correspondent plutôt à la culture élitiste (comme aller au théâtre ou lire des livres), et six plutôt à la culture populaire (comme aller en discothèque ou regarder la télévision).

De plus, que ce soit pour les activités culturelles élitistes ou populaires, nous avons sélectionné trois formes de participation culturelle, selon qu’elles sont généralement pratiquées à la maison ou à l’extérieur. Comme les enquêtes sont différentes, les variables sélectionnées ne sont pas exactement identiques, mais elles se recoupent si fortement qu’une comparaison est possible (voir tableau 1). Pour garantir la comparabilité de l’influence des variables, celles-ci ont été codées de façon uniforme.[1] Les activités culturelles ont été saisies selon trois niveaux de pratique pour chaque année d’enquête : jamais, rarement, souvent.

Nous analysons l’évolution des dimensions des activités culturelles et de ses déterminants sociostructurels à l’aide de trois procédés statistiques différents, que nous allons présenter ici uniquement de manière succincte (cf. Weingartner & Rössel, 2019 pour plus de détails). Premièrement, nous utilisons l’analyse des correspondances, qui permet de projeter les relations entre les activités culturelles dans un champ multidimensionnel. Ce champ représente les variables qui apparaissent souvent ensemble pour les mêmes personnes, et seront proches sur le graphique, et des variables qui apparaissent rarement ensemble pour les mêmes personnes, et seront donc éloignées sur le graphique. Par exemple, si des personnes vont souvent au cinéma et lisent par ailleurs rarement des livres, ces deux caractéristiques seront proches sur le graphique. L’analyse des correspondances nous permet d’observer les dimensions fondamentales des activités culturelles. Cette analyse est réalisée pour chaque année d’enquête indépendamment des autres dates. Deuxièmement, nous utilisons des analyses par grappes pour déterminer les groupes de personnes ayant des activités culturelles similaires. L’analyse par grappes vise en effet à regrouper des gens ayant des comportements similaires. Enfin, nous recourons à des analyses de la régression pour déterminer si le modèle culturel des activités est plus ou moins présent dans certains groupes sociaux. Cela nous permet de voir si la pratique d’une certaine activité culturelle varie selon l’âge ou le niveau d’éducation de la personne.

Tableau 1 : Mesure des pratiques culturelles dans les quatre enquêtes

Évolution du modèle de participation culturelle

Notre premier résultat repose sur l’analyse des correspondances des activités culturelles et de leur évolution. La figure 1 montre que les activités culturelles peuvent être représentées selon deux dimensions pour chaque année d’enquête. La première dimension, et la plus importante (axe horizontal) différencie les personnes interrogées selon la fréquence et la diversité de leur participation culturelle. À gauche figurent les personnes plutôt actives culturellement, et à droite les personnes plutôt inactives. La figure pour 2019 peut être utilisée à titre d’exemple pour la démonstration. La partie droite du graphique représente les activités culturelles n’étant jamais pratiquées (0), comme lire des livres, aller au cinéma, au musée et au théâtre. Comme on s’y attend, la télévision représente une exception attendue, les personnes la regardant souvent (2) ayant tendance à se retrouver dans la partie droite du graphique. La partie gauche du graphique représente les activités culturelles pratiquées activement (1 et 2), comme lire des livres, aller au musée, au théâtre ou en discothèque.

Figure 1 : Champ des styles de vie en Suisse en 1976, 1988, 2013 et 2019

Les graphiques représentent des analyses de correspondances multiples avec les activités culturelles comme modalités actives. Seules les activités ayant beaucoup d’influence sont représentées (contribution supérieure à la moyenne). Les activités peuvent être pratiquées à différentes fréquences : 0 « jamais », 1 « rarement », 2 « souvent ». Les lignes en pointillé n’ont pas de signification particulière, elles servent uniquement à relier plusieurs points.

La dimension subordonnée (axe vertical du graphique) représente l’opposition entre les activités culturelles populaires et les activités culturelles élitistes. Alors que les formes de participation culturelle pouvant être associées à la culture élitiste sont représentées dans la partie inférieure du graphique (opéra, musique classique, musée), la partie supérieure concentre les activités populaires (discothèques/clubs, jeux vidéo, évènements sportifs). La partie inférieure du graphique regroupe également les pratiques culturelles très fréquentes, c’est-à-dire que les personnes qui pratiquent principalement des activités culturelles élitistes, le font de façon plutôt intensive. Ce modèle évolue peu au fil du temps, ce qui signifie que le champ des styles de vie culturels en Suisse entre 1976 et 2019 est surtout caractérisé par une opposition entre des personnes plutôt actives culturellement et des personnes plutôt inactives culturellement. L’opposition entre culture élitiste et culture populaire est donc plutôt secondaire, bien qu’elle s’observe sur toute la période des enquêtes. Ainsi l’affirmation de Bourdieu selon laquelle culture populaire et culture élitiste s’opposeraient n’est donc pas ce qui caractérise en premier lieu les styles de vie culturels en Suisse de ces 40 dernières années.

Évolution des types de participation culturelle

Dans un deuxième temps, nous nous sommes posé la question de savoir quels sont les profils de pratiques culturelles que l’on peut observer en Suisse. Nous avons pour cela effectué une analyse en grappes en regroupant les personnes ayant des activités similaires selon deux dimensions. Nous avons également classé les personnes ayant des types d’activités différentes. Nous pouvons ainsi distinguer trois groupes pour chaque enquête.

Nous avons désigné le premier de ces groupes comme les « inactifs », car ils pratiquent peu d’activités culturelles en dehors d’écouter la radio et de regarder la télévision. Le deuxième groupe est celui des « cultivés » qui pratiquent presque exclusivement et très souvent des activités liées à la culture élitiste, comme écouter de la musique classique, lire des livres et aller dans des musées. Enfin, le troisième groupe est celui que nous avons appelé les « éclectiques », soit les personnes qui pratiquent plusieurs activités, à des fréquences variables, mais des activités culturelles étant autant liées à la culture populaire qu’à la culture élitiste. On y retrouve des personnes allant aussi bien à des concerts de rock qu’à l’opéra, ou encore en discothèque et dans des musées. C’est ce type de mélange qui correspond le mieux au profil que Peterson et Kern (1996) ont défini comme étant des « omnivores culturels ».

Figure 2 : Évolution de la part des modèles de consommation

La figure 2 représente l’évolution de la taille de ces trois groupes au fil du temps. On note clairement un changement profond en termes de participation culturelle : alors que dans les années 1970, plus de la moitié de la population pouvait être classée comme inactive, ce groupe ne représente plus qu’un tiers de la population de nos jours. La population suisse est donc devenue plus active culturellement parlant. La part des éclectiques ne cesse notamment d’augmenter, puisque ceux-ci ne représentaient que 30 % de la population dans les années 1970, et sont actuellement près de 40 %. Les cultivés sont également plus nombreux, passant de 12 % dans les années 1970 à près de 30 % de nos jours. Presque toutes les activités culturelles sont bien plus répandues aujourd’hui que dans les années 1970. Le fait d’aller au cinéma ou dans les musées a beaucoup augmenté, mais aussi la lecture de livres. Nous pouvons donc conclure de manière provisoire que les principales dimensions de la participation culturelle des années 1970 sont restées constantes au fil du temps : la dimension Participation et la dimension Culture élitiste restent ce qui caractérise les pratiques culturelles de la population suisse. Mais la fréquence des activités et la répartition des activités culturelles parmi les différents groupes de la population ont toutefois évolué vers une participation culturelle accrue.

Des activités culturelles différentes selon les groupes sociaux

Dans une dernière étape, nous avons analysé la participation aux activités culturelles selon différents groupes sociaux, et nous sommes posé la question de savoir si cette participation différenciée a évolué au fil du temps. Nous nous concentrons ici sur les deux principales dimensions de l’activité culturelle qui ont émergé de l’analyse des correspondances : la dimension Participation et la dimension Culture élitiste. À l’aide de modèles de régression, nous avons calculé si, et dans quelle mesure, la participation culturelle était influencée par certaines caractéristiques. Nous avons pour cela considéré l’âge, le genre, le niveau d’éducation, le statut professionnel, la nationalité, la région et la religion, et observé leur influence respective sur les comportements culturels. La nationalité, la région et la religion n’ayant que peu d’influence, elles ne sont pas représentées sur le graphique. La figure 3 (à gauche) représent la variance en partie expliquée pour les différentes variables. Les graphiques montrent ainsi dans quelle mesure une dimension des activités culturelles est influencée par des variables sociostructurelles, toutes autres variables égales par ailleurs. Cela nous permet de voir si certaines activités sont plus ou moins souvent pratiquées dans certains groupes sociaux, et comment cela évolue dans le temps. Les résultats montrent clairement que le niveau général de la participation culturelle est surtout influencée par le niveau d’éducation et le statut professionnel. Si ce dernier perd toutefois de sa pertinence au fil du temps, la participation culturelle est de nos jours très fortement déterminée par le niveau d’éducation. Plus celui-ci est élevé, plus les gens vont au cinéma mais aussi à l’opéra et au musée. En ce qui concerne l’âge et le genre, on ne constate quasiment aucune différence dans le type d’activité culturelle.

Figure 3 : Évolution du pouvoir explicatif des déterminants de la participation culturelle (à gauche) et de la participation à des activités culturelles élitistes (à droite)

Si l’on observe maintenant la figure 3 (a droite), il est clair que la participation à des activités liées à la culture élitiste est influencée par des variables sociostructurelles. Mais on ne constate pas ici non plus d’individualisation, plutôt une évolution claire des déterminants sociostructurels. Dans les années 1970, la participation à la culture élitiste était influencée par le niveau d’éducation, le statut professionnel et le genre, les personnes ayant un niveau d’éducation et un statut professionnel élevé, ainsi que les femmes, étant plus nombreuses dans les évènements associés à la culture élitiste. Or, c’est aujourd’hui l’âge qui est devenu le principal déterminant. La culture élitiste n’est plus aujourd’hui un domaine exclusivement réservé aux personnes très éduquées, mais plutôt aux personnes plus âgées.

Conclusions

Nous avons dans cet article analysé les principales dimensions des comportements culturels en Suisse des années 1970 à nos jours, en nous basant sur trois enquêtes réalisées à quatre dates différentes. Nos analyses montrent que les styles de vie culturels restent caractérisés par deux dimensions. La première est la dimension de la participation culturelle : il existe des personnes étant plus actives culturellement que d’autres, et ce peu importe le genre culturel. Deuxièmement, l’opposition entre culture populaire et culture élitiste est d’une importance relative ici. Dans toute la période d’enquête considérée, les comportements culturels en Suisse ne sont jamais principalement caractérisés par l’opposition de Bourdieu entre culture populaire et culture élitiste. Cette partie de sa thèse de l’homologie ne se vérifie pas en Suisse. Des études plus récentes montrent des résultats similaires dans d’autres pays comme la France ou les Pays-Bas (Coulangeon, 2013 ; Roose et al., 2012).

Par ailleurs, nous pouvons distinguer en Suisse trois groupes d’individus selon leurs pratiques culturelles : les inactifs, qui ne pratiquent quasiment aucune activité culturelle ; les éclectiques, qui mélangent plusieurs types d’activités culturelles ; et les cultivés, qui pratiquent essentiellement des activités liées à la culture élitiste et de façon très intensive. Entre 1976 et 2019, la part des inactifs a considérablement diminué dans la population, alors que la part des éclectiques et des cultivés a augmenté. La population suisse est donc active culturellement. Ces évolutions sont liées à la hausse des richesses, ainsi qu’à l’augmentation du niveau d’éducation en Suisse (Becker & Zangger, 2013 ; Weingartner & Rössel, 2019). Cela a tendance à faire augmenter la demande de biens culturels, même si ce ne sont pas nécessairement des activités liées à la culture élitiste (DiMaggio & Mukthar, 2004 ; van Eijck & Knulst, 2005 ; Coulangeon, 2013). Les recherches actuelles montrent que le prix d’entrée influence peu la participation des différents groupes de la population à des activités culturelles (Rössel et al., 2005).

Enfin, nous avons analysé si les déterminants sociostructurels des comportements culturels avaient évolué au fil de la période d’enquête. On constate surtout une absence d’individualisation des styles de vie culturels. Ceux-ci restent encore largement influencés par les variables sociostructurelles. Mais certains changements se sont toutefois produits. Le niveau de participation culturelle est de plus en plus influencé par le niveau d’éducation, alors que la pratique d’activités liées à la culture élitiste est toujours plus déterminée par l’âge. Les études de Reuband sur le public de l’opéra montrent qu’il peut s’agir ici d’un effet de génération. La génération des années 1968, c’est-à-dire les personnes nées dans les années 1940 et 1950, semble avoir une proximité très forte avec la culture élitiste, proximité qui a diminué parmi les générations suivantes (Reuband, 2017). On ne note néanmoins pas de déconnexion entre les styles de vie culturels et les variables sociostructurelles. Dans ce sens, la thèse de l’homologie de Bourdieu continue d’être avérée, les activités culturelles étant clairement influencées par les caractéristiques sociostructurelles. L’opinion courante selon laquelle certaines activités culturelles sont plus souvent pratiquées par certains groupes sociaux reste donc vraie. D’autres études devront à l’avenir vérifier si ces activités culturelles servent également en Suisse de marchepied vers le système de formation, le marché matrimonial ou le marché du travail, comme cela a été affirmé dans le débat public (Behrisch, 2021).

  1. Pour une présentation détaillée des choix méthodologiques, cf. Weingartner/Rössel (2019).

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