Le prestige des professions en Suisse

N°33, Février 2023
Dominique Joye (FORS & Université de Lausanne), Yannick Lemel (CREST, Institut Polytechnique de Paris), Christof Wolf (GESIS & Université de Mannheim),

February 13, 2023
How to cite this article:

Joye, D., Lemel, Y., & Wolf, C. (2023). Le prestige des professions en Suisse. Social Change in Switzerland, N°33. doi: 10.22019/SC-2023-00001

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Résumé

La sociologie utilise souvent la profession d’un individu pour décrire sa position sociale. En suivant cette ligne, une mesure de position sociale est le prestige attribué à une profession. Ce prestige est déterminé à partir d’enquêtes, où il est demandé aux répondants de donner une «note» à diverses professions. Une enquête réalisée récemment en Suisse a permis d’établir le prestige des professions en 2020. Elle permet aussi de discuter jusqu’où l’échelle suisse diffère des échelles utilisées dans le monde depuis plus de cinquante ans. De même, ce prestige professionnel est-il différent suivant qu’une profession est exercée par un homme ou par une femme ? Et quelles ressources sociales, entre formation nécessaire ou revenu acquis notamment, justifient le prestige octroyé. Bref cela permet de savoir jusqu’où, sous cet angle, la Suisse serait un Sonderfall ou non et comment les transformations sociales transformeraient, le cas échéant, la hiérarchie correspondant au prestige des professions.


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Introduction

En sociologie, la position sociale est, le plus souvent, mesurée à partir de la profession. Celle-ci est un aspect de la contribution d’un individu à la société, mais la profession conditionne aussi ce qu’une personne reçoit en retour: argent sous forme de revenu mais aussi considération ou pouvoir. Si toutes les professions sont utiles pour la société, accéder à certaines comporte des barrières, à commencer par la formation nécessaire : par exemple, les études pour devenir médecin sont parmi les plus longues, ce qui limite l’accès. Pour certains, un tel investissement pourrait justifier d’un revenu plus élevé. Autre exemple, certaines professions demandent une dextérité particulière ou une condition physique impeccable. Âge ou sexe peuvent aussi être perçus comme des avantages, ou inconvénients, pour occuper telle ou telle profession.

La mesure de la position sociale à partir des professions comporte de nombreuses variantes. La définition de classes sociales est par exemple une tradition toujours importante dans ce sens et les travaux de Daniel Oesch (2006) sont un bel exemple de l’actualité, en Suisse, d’une ligne de recherche fondés sur ce concept. D’autres approches se basent sur la “distance sociale” comme moyen d’établir une échelle allant de la profession située à un extrême de celle située à l’autre. C’est le cas de l’échelle CAMSIS, adaptée par Bergman et collègues (2002) pour la Suisse. D’autres chercheurs encore ont proposé des indices socio-économiques, basés sur les ressources qui sous-tendent la position sociale comme le revenu ou la formation. La plus célèbre tentative dans ce sens est celle de l’International Socio-Economic Index (ISEI) proposée par Ganzeboom, De Graaf et Treiman (1992). Beaucoup de ces mesures ont été discutées pour décrire les inégalités en Suisse (Levy et al., 1997).

Une des mesures les plus simples est cependant de demander aux individus la position donnée à l’une ou l’autre profession pour bâtir une échelle de prestige (Reiss, 1961). Dans ce contexte, Donald Treiman (1977), dressant un bilan de ses travaux de comparaison il y a près de cinquante ans, avait avancé l’idée qu’une échelle de prestige des professions pouvait être semblable dans le temps et dans l’espace (Ganzeboom & Treiman, 1996) : qu’il s’agisse de pays aussi différents que les États-Unis ou la Chine ; de sociétés industrielles, comme la Grande-Bretagne d’il y a cinquante ans, ou de sociétés tertiaire comme la Suisse d’aujourd’hui. Hout et DiPrete (2006) parlent ainsi de “constante de Treiman” pour décrire cette stabilité.

La recherche présentée ici vise d’abord à établir une échelle de prestige des professions en Suisse : à part une étude sur le choix des professions à Genève il y a plus de 60 ans avec un échantillon de 21 personnes (Tofigh, 1964) et une autre, récente, qui interroge la formation professionnelle par rapport au prestige (Abrassart & Wolter, 2020), il n’y avait qu’une étude, peu diffusée, sur la question (Joye & Chevillard, 2013). C’est donc l’occasion d’interroger cette “constante de Treiman”, en particulier dans un contexte de transformations très fortes du marché du travail, en comparant l’échelle internationale supposée stable, et ce que l’on observe aujourd’hui en Suisse.

A contrario, l’évolution récente du marché du travail, notamment dans les rôles assignés aux hommes et aux femmes, peut laisser supposer que les hiérarchies sont propres à divers groupes sociaux. En particulier, diffère-t-elle selon le genre ? Ceci est d’autant plus important que, par exemple, la question du rapport entre “sexe des professions” et prestige a été étonnamment peu traitée à part quelques exceptions : Goyder, Guppy et Thompson (2002) qui analysent le changement sur 25 ans, au tournant du XXIème siècle, ou Crawley (2014) qui a repris la question plus récemment.

Cet article répondra aux questions suivantes : quelle est l’échelle de prestige suisse des professions en 2019 et jusqu’où est-elle différente de la version internationale établie il y a plusieurs décennies? Qu’est-ce qui sous-tend la manière dont le prestige des professions est attribué: la formation nécessaire? Le revenu obtenu? D’autres caractéristiques des professions comme, par exemple, le sexe ou la nationalité de ceux qui l’occupent ? Et quel est le degré de consensus à ce propos en Suisse, en particulier selon qu’une profession est exercée par une femme ou un homme ?

Méthodologie

Cette étude se base sur une enquête par sondage, MOSAiCH, réalisée en 2019 par FORS. Basée sur une sélection aléatoire des répondants, gage de qualité aujourd’hui pour une enquête, elle a enregistré 1675 répondants pour la partie qui nous intéresse ici, qui ont tous répondu par internet.

Pour que beaucoup de professions puissent être évaluées sans que les répondants ne se lassent, 36 professions ont été proposées à chaque répondant – professions qui étaient sélectionnées, au hasard, dans un ensemble plus grand. Les données sont donc disponibles pour plus de 130 professions, certaines différenciées entre employés et indépendants. L’ensemble recouvre alors 154 professions, 308 si l’on tient compte des formulations masculines et féminines, chaque profession étant doublée, pour spécifier le genre de celui ou celle censée la pratiquer.

La question utilisée pour mesurer le prestige d’une profession était la suivante: “Nous allons maintenant vous montrer une série de 36 professions. Merci de placer chacune d’elle en fonction de sa position ou statut social sur cette échelle allant de 1 à 9 – où 1 signifie la position ou le statut le plus bas et 9 signifie la position ou le statut le plus haut.” Pour les présentations ultérieures, les données ont été transformées pour varier entre 0 et 100 plutôt que de 1 à 9, en respectant le standard des études en la matière. Le choix des professions à étudier correspond aux usages actuels dans ce domaine, telle que proposée par Hout, Smith et Mardsen (2014). Chaque profession était proposé soit au masculin avec la formule “un homme qui est…”, soit au féminin: “une femme qui est…”. Chaque répondant évaluait à la fin autant de professions au masculin qu’au féminin et chaque profession était, au total, présentée au masculin et au féminin un nombre identique de fois.

Le style de réponse de chacun a été contrôlé pour éliminer les idiosyncrasies dans le classement. De manière plus technique, un modèle multi-niveau a été appliqué, selon les suggestions de Hout, Smith et Mardsen (2014), avec un effet fixe au niveau de l’individu et de la profession. Par ailleurs, si un répondant, et cela n’est pas arrivé souvent, n’évaluait pas la moitié des professions proposées ou s’il donnait la même note à toutes, il était éliminé de l’analyse.

Quand il s’agit de comparer les résultats avec des études précédentes qui ignoraient, pour la plupart, la dimension “genre”, un coefficient unique a été calculé en faisant la moyenne entre le score «homme” et “femme”, pondéré par la proportion respective de chacun des deux sexes dans la profession considérée. La même procédure de moyenne pondérée en fonction des effectifs a été utilisée pour combiner les scores des employés et des indépendants. L’Enquête suisse sur la population active (ESPA) de ces 20 dernières années, réalisée par l’Office fédéral de la statistique, a été utilisée pour obtenir les données sur la composition des professions en Suisse.

L’échelle de prestige suisse en 2019

Chaque profession a donc une “note” précise, indiquant son niveau de prestige. Il est cependant plus intéressant, pour la description, de ne pas se focaliser sur une valeur spécifique, mais de considérer des ensembles de professions, qui partagent des notes de prestige similaires (voir figure 1). Par construction, la moyenne est de 50, le prestige le plus haut est celui des médecins spécialistes (86) et le plus bas celui des aides de cuisine (28). La figure 1 montre les professions classées des plus au moins prestigieuses, en les divisant en de grandes catégories.

En dessous d’une note de 30, malgré l’arbitraire d’une telle limite dans l’échelle de prestige, se trouvent les professions non qualifiées des services comme nettoyeurs, laveurs ou aide de cuisine. Entre 30 et 40, soit un peu au-dessus, se trouvent les professions peu qualifiés dans l’industrie, mais aussi des métiers de service comme serveur, vendeur ou coiffeur. Au-dessus, nous observons des professions de “cols bleus”, qualifiés, comme polisseur, bûcheron ou peintre en bâtiment par exemple, mais aussi quelques professions administratives comme secrétaire ou employé de commerce.

Figure 1 : les professions selon leur prestige en Suisse en 2019, sur une échelle de 28 à 86 (moyenne : 50)

80 et plus
Médecin spécialiste (I.) — Professeur d’université — Directeur d’une grande entreprise — Juge — Médecin spécialiste (S.) — Pilote d’avion — Médecin généraliste
70 à 79
Avocat (I.) — Physicien — Avocat (S.) — Dentiste — Notaire — Ingénieur en systèmes informatiques — Architecte (I.) — Biologiste — Economiste — Ingénieur mécanicien — Pharmacienne (I.) — Architecte (S.) — Directeur d’une entreprise de construction — Enseignante d’école secondaire — Commissaire de police
60 à 69
Psychologue (I.) — Cheffe du personnel — Psychologue (S.) — Ingénieur forestier — Enseignante dans une école professionnelle — Opticienne (I.) — Fonctionnaire dirigeant — Pharmacienne (S.) — Sociologue — Capitaine de bateau — Pompier professionnel — Journaliste — Technicien-dentiste — Institutrice (école primaire) — Traductrice (I.) — Conseiller fiscal (I.) — Spécialiste en marketing — Sage-femme — Agent de police — Conseiller en placement (I.) — Infirmière — Ecrivain — Orfèvre (I.) — Gérant immobilier (I.) — Gérante de restaurants
50 à 59
Spécialiste en relations publiques — Musicien professionnel — Horloger — Traductrice (S.) — Technicien en électronique — Webmaster — Vigneron (I.) — Laborantine en chimie — Comptable — Comédien — Conseiller fiscal (S.) — Directrice de crèche — Conducteur de locomotive — Conseiller en placement (S.) — Assistante sociale — Dessinateur en bâtiment — Pasteur protestant/prêtre catholique — Photographe (I.) — Electronicien — Opticienne (S.) — Charpentier (I.) — Orfèvre (S.) — Mécanicien de précision — Monteur de chauffage (I.) — Spécialiste en importation et exportation — Mécanicien auto (I.) — Hygiéniste dentaire — Cheffe de rayon — Boulanger (I.) — Gérant immobilier (S.) — Imprimeur (I.) — Sculpteur — Entraîneuse sportive — Assistante médicale — Jardinier (I.) — Douanier — Technicien à la TV — Boucher (I.) — Photographe (S.) — Electricien — Agriculteur — Couturière (I.) — Cuisinier — Agent d’assurance — Employée de commerce — Technicien dans une installation de traitement des eaux — Archiviste — Vigneron (S.) — Menuisier
40 à 49
Peintre en bâtiments (I.) — Représentant de commerce — Flight Attendant/Stewardess (avion) — Aide-soignante — Décoratrice d’intérieur — Charpentier (S.) — Secrétaire — Ramoneur (I.) — Serrurier — Guide de voyages — Ferblantier — Boulanger (S.) — Couvreur — Fromager — Mécanicien auto (S.) — Monteur de chauffage (S.) — Employée d’agences de voyage — Contrôleur (agent de train) — Jardinier (S.) — Maçon — Cordonnier — Coiffeuse (I.) — Imprimeur (S.) — Mannequin — Mouleur-fondeur — Ramoneur (S.) — Réceptionniste — Couturière (S.) — Esthéticienne (I.) — Mécanicien vélo — Boucher (S.) — Employée des postes — Monteur de téléphones — Bûcheron — Maman de jour — Polisseur sur métaux — Polisseur sur bois — Peintre en bâtiments (S.) — Chauffeur de camion
30 à 39
Agent de Securitas — Pêcheur — Cantonnier — Vendeuse — Esthéticienne (S.) — Serveuse dans un restaurant — Concierge — Ouvrier agricole — Magasinier — Coiffeuse (S.) — Coursier à bicyclette — Caissière de magasin — Employée de maison — Pompiste — Ouvrière de fabrique

Jusqu’à 29
Emballeuse — Laveuse de blanchisserie — Aide de cuisine — Nettoyeuse de bureau

Notes : (S.) et (I.) désignent salariés et indépendants respectivement
Les professions sont au féminin s’il y a plus de 50 % de femmes qui occupent des postes dans cette profession, au masculin autrement.
Données : MOSAiCH 2019.

Dans les catégories intermédiaires, entre 50 et 60 environ, se concentrent des professions dont le travail peut être vu comme plus technique : laborant, horloger ou conducteur de locomotive, mais sans exclure des activités dans d’autres secteurs comme la santé, assistant médical par exemple, ou des services comme prêtre ou pasteur, mais aussi assistant social. Entre 60 et 70 nous observons des professions artistiques (écrivain, musicien), liées à l’enseignement (instituteur ou enseignant secondaire) ou avec des fonctions de direction (capitaine de bateau, chef du personnel).

Au-delà de 70 se positionnent les ingénieurs, architectes, juges, avocats, médecins et scientifiques comme les professeurs d’université. Il s’agit des professions caractérisées par un “capital culturel” élevé et un “capital économique” souvent important (Bourdieu, 1979).

En résumé, le monde ouvrier est souvent mieux considéré que les professions les moins qualifiées des services, alors qu’autrefois les “cols bleus” étaient moins bien valorisées que les “cols blancs”. Les professions artistiques sont relativement bien notées, aussi bien que les professions techniques. Au “sommet”, le monde de la connaissance est aussi mieux noté que la plupart des dirigeants de l’économie, mis à part peut-être ceux des très grandes entreprises. L’argent et la position hiérarchique ne sont donc pas les seuls critères qui justifient le prestige d’une profession.

Ces quelques caractéristiques – importance du monde de la connaissance au sommet de la hiérarchie ou valorisation du monde des ouvriers par rapport aux employés notamment – peuvent laisser supposer que la société suisse d’aujourd’hui, fortement tertiarisée, est peut-être bien différente d’une société industrielle telle qu’elle pouvait être observée en Europe au milieu du vingtième siècle. Reprenons ce point plus en détail.

Le prestige en Suisse comparé à l’échelle internationale

Même si moult études ont été réalisées sur le prestige professionnel dans de nombreux pays, c’est au “standard” que nous nous référons ici: l’échelle de prestige telle que proposée par Treiman (1977) et mis à jour par Ganzeboom et Treiman (1996), puis par Ganzeboom (2010) sur la base de la nomenclature de l’Office International du Travail dans sa révision de 2008, appelée ISCO-08. L’argument de Treiman est que cette échelle internationale n’est pas seulement valide dans un grand nombre de pays, mais aussi reste stable dans le temps (Ganzeboom & Treiman, 1996).

Nous observons une forte corrélation entre l’échelle internationale de prestige (SIOPS) et l’échelle suisse (CH-2019) de 0.89, ce qui légitime l’hypothèse de la constante de Treiman. La corrélation est très élevée d’abord parce qu’il y a une grande correspondance sur les extrêmes : dans les deux cas les professions non qualifiées, a fortiori dans les services, ont des indices très bas. A contrario, juges et médecins, pour prendre ces exemples, ont des scores très élevés. Dès lors ces cas extrêmes vont structurer la relation même si des variations se retrouvent à tous les niveaux de prestige.

La figure 2 se limite aux seules professions différant nettement entre les deux sources de données, à savoir d’au moins 10 points. La profession est au masculin s’il y a plus d’hommes que de femmes qui l’exercent en Suisse, au féminin dans le cas contraire. Par exemple, dans l’enquête suisse, sont mieux notés les “pilotes d’avion”, les “conducteurs de locomotive” ou les “ingénieurs en système informatique”. Plus généralement, les professions techniques semblent mieux appréciées dans l’enquête suisse, de même que les professions de la santé, comme “infirmière” et “sage-femme” voire d’aide comme “pompiers” par exemple. A l’inverse, des professions du secteur tertiaire, mais peu spécifiques, comme “vendeur” ou “secrétaire” semblent moins valorisées aujourd’hui en Suisse que dans l’échelle internationale de référence.

Figure 2 : Différence entre le prestige mesurée en Suisse en 2019 et l’échelle internationale

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Les professions sont au féminin s’il y a plus de 50 % de femmes qui occupent des postes dans cette profession, au masculin autrement.
Données : MOSAiCH 2019.

Pour le cas Suisse, par rapport à la “constante de Treiman”, il semble que plusieurs hypothèses puissent être avancées, sans que l’on ait les éléments pour trancher définitivement sur les éléments à la base de ce changement. En particulier :

  • La qualification en Suisse des professions techniques, qui sont formées à travers l’apprentissage et la formation professionnelle supérieure, est forte et leur prestige est dès lors relativement élevé.
  • Le passage à un monde plus tertiarisé a paradoxalement amélioré l’image des professions techniques, en particulier si elles sont liées à l’informatique et aux nouvelles technologies. Cela se serait joué au détriment des “cols blancs” sans qualifications spécifiques comme les “vendeurs”, “secrétaires” ou “employés de bureau”. De même les professions de la santé seraient bien mieux considérées qu’autrefois.

La tertiarisation de nos sociétés ne serait donc pas sans conséquences sur les hiérarchies, revalorisant certaines professions techniques ou de “cols bleus”, sans toutefois remettre en cause le classement des professions les plus et les moins appréciées.

Revenu, formation et autres caractéristiques

A priori, le revenu pourrait être vu comme le principal élément expliquant le prestige: c’est en effet la première “récompense” imaginée pour le travail exercée. Il ne s’agit pas du revenu de la personne X qui occuperait telle ou telle position, mais d’une caractéristique de la profession en tant que telle. Mais une autre piste est souvent évoquée dans la littérature : la longueur et la difficulté des études nécessaires à occuper une position donnée expliquerait le prestige.

L’enquête ESPA de l’OFS pose, entre autres, la question du revenu et de la formation des répondants qui occupent l’éventail des professions. Cela nous permet de reprendre ces données, agrégées depuis 1996 pour avoir des effectifs conséquents, dans le but de calculer un revenu moyen et une formation moyenne pour chaque profession. Il ne s’agit pas ici d’établir les salaires stricto sensu, ni les compétences scolaires exigées, mais, plutôt, de connaître la hiérarchie des professions en termes de revenu et de formation. A ces données de base, peuvent s’ajouter d’autres informations comme la composition en termes de sexe, de nationalité, voire encore de statut d’activité des différentes professions.

Outre le revenu et la formation qui sont des ressources sociales évidentes, nos hypothèses sont les suivantes, toutes choses égales par ailleurs : 1) les professions féminines seraient souvent vues comme moins valorisées ; 2) les professions dont les membres sont plus âgés seraient également moins considérées ; 3) les professions qui comptent une grande proportion d’étrangers seraient aussi moins bien vues et 4), à l’inverse, les professions où il y a plus d’indépendants laissent supposer une plus grande autonomie et liberté de s’organiser et seraient donc mieux appréciées.

  • Le revenu est mesuré en tenant compte de l’indice du prix de la vie.
  • La formation est calculée en année moyenne de formation, en fonction du diplôme le plus élevé obtenu.
  • Sexe : la proportion de femmes dans chaque profession.
  • Âge : l’âge moyen des personnes occupant une profession donné.
  • Nationalité: le pourcentage de citoyens suisses dans chaque profession.
  • Statut d’indépendant: la proportion d’indépendants dans chaque profession.

Ces caractéristiques, liées aux professions, permettent de construire une série de modèles, dont on peut comparer la puissance explicative pour sélectionner le plus pertinent, c’est-à-dire le modèle exprimant la meilleure explication pour le minimum de paramètres. La technique utilisée ici s’appelle «régression multiple» et elle vise à établir une formule du type :

Prestige= β1*Revenu+β2*Formation+…

telle que l’adéquation aux données soit maximale. Cette qualité du modèle, nommée R2, varie de 0 à 1 : un indice de 0.8 signifie que le modèle explique 80 % des différences de prestige entre professions. Notons que les coefficients utilisés ici sont normalisés, ce qui signifie qu’ils ne dépendent pas de l’échelle de mesure des variables. Enfin, chaque profession est pondérée en fonction de son importance numérique dans la population active de la Suisse, pour tenir compte de la structure du marché de l’emploi en Suisse. Cette analyse s’est faite sur les quelques 130 professions soumises à nos répondants.

Le tableau 1 montre ces différents modèles et leur vertu explicative. Avec seulement le revenu et la formation comme variables explicatives, la qualité du modèle est déjà excellente. Ces deux variables sont les plus souvent utilisées dans de tels modèles et c’est pourquoi elles ont été introduites en premier. A l’inverse, les hypothèses sur la nationalité ou la proportion d’indépendants n’améliorent pas l’explication. Les hypothèses reliées à ces variables doivent donc être rejetées. Même le sexe ne contribue guère à l’explication de la note de prestige : formation et revenu moyens de la profession sont les éléments déterminants pour expliquer le prestige des professions.

Tableau 1 : Modèles statistiques pour expliquer la prestige des professions en Suisse

Modèle Revenu Formation Sexe Age Nationalité Indépendant R2
1 0.50 0.46 0.78
2 0.44 0.51 -0.05 0.79
3 0.48 0.49 -0.04 -0.08 0.79
4 0.48 0.49 -0.04 -0.08 0.01 0.79
5 0.46 0.51 -0.03 -0.11 -0.01 0.11 0.80

Des coefficients de régression standardisés ont été utilisés.

Dans tous les modèles aussi, si les poids des variables revenu et formation sont certes très importants dans la détermination du prestige, ils sont également quasiment identiques. Ce résultat est intéressant, car il est, lui aussi, une constante des travaux sur le prestige depuis plus de cinquante ans. Si formation et revenu sont les ressources sociales qui déterminent le prestige des professions indépendamment de l’époque, et si ce sont les mêmes professions qui sont caractérisées par un revenu faible ou élevé, des exigences de formations faibles ou fortes, formation et revenu restent relativement constants, alors le prestige sera lui aussi relativement constant. La seule différence par rapport aux études américaines réalisées il y a environ 50 ans est une importance un peu plus faible du revenu par rapport à la formation, surtout si l’on considère aussi la proportion d’hommes et de femmes dans les professions (Hauser & Warren, 1997).

Prestige et genre

La position des femmes sur le marché du travail est une des transformations sociales les plus importantes de ces cinquante dernières années dans le monde occidental et s’observe clairement aussi en Suisse, comme cela a été décrit dans la série «Social Change in Switzerland». Dans ce sens, on peut s’attendre à ce que le prestige varie suivant qu’une profession soit occupée par un homme ou par une femme. En particulier, sachant que les professions les plus masculines sont, toutes choses égales par ailleurs, les mieux rémunérées, on peut s’attendre à ce qu’elles soient aussi les mieux notées en terme de prestige. Notre enquête prenait explicitement en compte cette dimension en posant systématiquement la question pour “un homme qui est …” ou “une femme qui est …”.

Nos résultats ne montrent guère de différence de prestige attribué selon que la profession considérée est occupée par un homme ou par une femme. Cette homogénéité est beaucoup plus forte que ce que nous aurions supposé, même si la littérature, assez peu systématique, pouvait noter aussi bien des différences importantes (Powell et Jacobs, 1984), mais avec une méthodologie de comparaison un peu différente, que des différences faibles (Crawley, 2014), avec un échantillon composé essentiellement d’universitaires. En fait, l’hypothèse de Goyder, Guppy et Thompson (2003), quand ils comparaient leurs résultats avec une étude semblable réalisée 25 ans plus tôt (Guppy & Siltanen, 1977), était que la participation de plus en plus large des femmes au marché du travail, dans des positions diverses, diminuait les différences de prestige suivant qu’une profession soit présentée au masculin ou au féminin.

Quelques variations sont cependant dignes d’être relevées et sont montrées dans la figure 3. La différence de score n’est représentée que si elle est plus grande que 2.4, ce qui correspond à l’ordre de grandeur de la précision statistique de nos mesures. L’ordonnée reprend la mesure du prestige sans distinction de sexe et l’initutlé de profession est, comme partout dans cet article, au féminin si la majorité des emplois de ce groupe est occupée par des femmes.

Si la profession est occupée essentiellement par des femmes, comme esthéticienne ou sage-femme, alors le prestige est plus élevé pour la version féminine. A l’inverse, pour les pompiers professionnels ou les charpentiers, la version masculine est mieux notée. Ce résultat se retrouvait chez Powell et Jacobs (1984). De même, des professions de la vente, comme vendeuse, mais aussi boucher ou boulanger, obtiennent une note un peu plus élevée quand la profession est présentée au masculin. Dans un autre champ, c’est aussi le cas des enseignantes du secondaire ou des ouvrières de fabrique. À l’inverse, pour d’autres professions, notamment axées sur la communication comme journaliste, traductrice, acteur, “public relation” voire pasteur, une note plus élevée est attribuée quand la profession est présentée au féminin. Le cas des journalistes était d’ailleurs aussi évoqué par Powell et Jacobs (1984).

Figure 3 : Différence suivant l’intitulé de la profession

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Les professions sont au féminin s’il y a plus de 50 % de femmes qui occupent des postes dans cette profession, au masculin autrement.
Données : MOSAiCH 2019.

En bref, il semble y avoir un effet des stéréotypes qui se marquent sur un ensemble restreint de professions, soit extrêmement typées en termes de genres, soit caractérisées par une tâche de communication, côté féminin, ou de commerce, côté masculin. Mais il faut surtout insister sur l’extraordinaire convergence des jugements : le fait qu’une profession soit exercée par un homme ou une femme a aujourd’hui une influence quasiment nulle pour l’estimation de son prestige. Ce résultat peut paraître étonnant quand on sait les différences en termes de formation et salaire dans les professions selon le sexe (Guilley et al., 2019), mais il avait déjà été suggéré dans les années 1980 pour la Suisse avec un dispositif différent (Lorenzi-Cioldi & Joye, 1988). Mais comme le rappellent Goyder, Guppy et Thompson (2003), l’homogénéification des jugements de prestige entre sexes ne signifie pas la fin des inégalités de genres dans le marché du travail : si le prestige est fonction du revenu et de la formation, l’égalité sera sans doute plus forte au moment où la devise «à travail égal, salaire égal» sera réalisée.

Conclusions

En conclusion, nos résultats montrent d’abord une similarité de l’échelle de prestige des professions en Suisse par rapport à l’échelle internationale, même si cette dernière a été élaborée il y a plusieurs années : les professions s’ordonnent d’une manière globalement similaire. Bref, en termes de structures sociales, il n’y a pas de “Sonderfall” suisse.

La comparaison avec l’échelle internationale montre néanmoins une nuance, la société suisse valorise davantage les professions techniques ou de soins, et moins les professions peu qualifiées des services. Cette tendance est probablement semblable dans les pays fortement tertiarisés.

La différence entre une même profession occupée par un homme ou par une femme est faible dans la plupart des cas et seules des professions très “typées” à cet égard peuvent montrer des variations significatives. Le peu de différence entre classement des profession au masculin et au féminin est une surprise.

Le revenu et la formation “expliquent” fortement, et de manière similaire, le prestige en Suisse. Les autres caractéristiques des professions ont très peu d’importance. Ce résultat a aussi été souvent observé dans d’autres pays et pourrait expliquer la stabilité de l’échelle de prestige elle-même si l’ordonnancement des revenus et de la formation ne varie guère.

D’une manière plus générale, les représentations du prestige sont relativement homogènes dans la population. Faute de place, les résultats détaillés à ce propos n’ont pas pu être présentés ici, mais le jugement est très similaire entre jeunes et vieux, hommes et femmes, ou répondants se voyant dans une position haute ou basse de l’échelle sociale. Dans ce sens, il y a généralement un consensus sur la manière de considérer les professions en Suisse et donc une représentation partagée de la hiérarchie sociale. Ceci est probablement une condition nécessaire pour plus d’égalité, en évitant la perception de niches réservées à certaines catégories.

In fine, la stabilité des résultats, dans le temps et dans l’espace, est un résultat fort, même si les présenter dans une série consacrée au “changement social” est un peu paradoxal. Mais en même temps, sous la très grande inertie d’une échelle allant des professions les moins prestigieuses au plus prestigieuses, il y a aussi une manière de lire les changements dans la structure professionnelle de la Suisse, avec une valorisation des professions techniques et une dévalorisation de professions tertiaires peu spécifiques. Si le prestige n’est pas seulement un reflet de l’ordonnancement social, mais aussi un élément d’orientation dans le choix d’une future profession, ces discrépances entre classements peuvent dès lors devenir hautement significatives et contribuer à expliquer ce qui sous-tend notamment les choix professionnels et donc la persistance de certaines inégalités. C’est en tout cas un des éléments sous-jacent de la discussion entre formation professionnelle et générale en Suisse (Abrassart & Wolter, 2020).

Annexe

Tableau A.1 : Valeurs de l’échelle de prestige suisse (2019)

Bibliographie

Abrassart, A., & Wolter, S. C., 2020. Investigating the image deficit of vocational education and training: Occupational prestige ranking depending on the educational requirements and the skill content of occupations. Journal of European Social Policy, 30(2), 225-240.

Bergman, M. M., Lambert, P., Prandy, K., & Joye, D., 2002. Theorization, construction, and validation of a social stratification scale: Cambridge Social Interaction and Stratification Scale (CAMSIS) for Switzerland. Swiss Journal of Sociology, 28(1), 7-25.

Bourdieu, P. 1979, La distinction. Editions de minuit, Paris.

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Ganzeboom, H. B., & Treiman, D. J., 2010. Occupational status measures for the new International Standard Classification of Occupations ISCO-08; with a discussion of the new classification. In Annual Conference of International Social Survey Programme, Lisbon (Vol. 1).

Ganzeboom, H. B., De Graaf, P. M., & Treiman, D. J., 1992. A standard international socio-economic index of occupational status. Social Science Research, 21(1), 1-56.

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