Mobilité éducative des femmes et des hommes en Suisse

N°35, Novembre 2023
Richard Nennstiel & Rolf Becker (Université de Bern),

November 7, 2023
How to cite this article:

Nennstiel, R. & Becker, R. (2023) Mobilité éducative des femmes et des hommes en Suisse. Social Change in Switzerland, N°35. doi: 10.22019/SC-2023-0005

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© the authors 2023. This work is licensed under a Creative Commons Attribution 4.0 International License (CC BY 4.0) Creative Commons License


Résumé

Cet article se base sur des données administratives pour étudier la mobilité éducative intergénérationnelle des hommes et des femmes nés en Suisse entre 1950 et 1990. La comparaison des niveaux d’éducation des parents et de leurs enfants montre que les hommes des cohortes de naissances les plus anciennes avaient de meilleures chances de mobilité que les femmes. Cette différence a diminué au fil des cohortes de naissance, de sorte que l’on n’observe plus aucune différence spécifique au genre dans la cohorte la plus récente. En général, les chances de mobilité diminuent au fil du temps : la mobilité ascendante concerne moins de personnes, tandis que la part de la mobilité descendante et de l’immobilité augmente. Cette évolution est due à l’amélioration du niveau d’éducation, qui a pour conséquence que de plus en plus de parents atteignent des niveaux de formation plus élevés et limitent ainsi les chances d’être dépassés par leurs enfants. Cependant, dans la cohorte de naissances la plus récente, environ 85 % des hommes et des femmes atteignent au moins le niveau d’éducation de leurs parents, et un tiers atteint même un niveau supérieur à celui de ses parents.


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Introduction

Comme dans de nombreuses sociétés, il existe également en Suisse un lien entre la réussite scolaire et les chances au cours de la vie (Becker et Schoch, 2018). Cela se voit par exemple dans les différences de revenus après les études (Korber et Oesch, 2019), le prestige de l’emploi au moment d’entrer sur le marché du travail (Zangger et al., 2018), les différences de succès sur le marché du mariage après les études (Becker et Jann, 2017), ou dans le fait que les personnes ayant un niveau d’éducation élevé ont une espérance de vie plus élevée (Remund et Cullati, 2022). Au vu de cette importance du niveau d’éducation, la recherche sur les inégalités face à l’éducation est au cœur de la sociologie (Solga et Becker, 2012). Les recherches portent principalement sur l’analyse de la transmission intergénérationnelle des chances d’éducation, c’est-à-dire sur la mesure dans laquelle les caractéristiques des parents (éducation, revenus, profession, condition de classe) influencent le niveau d’éducation et les chances d’éducation de leurs enfants (Breen et Goldthorpe, 1997).

Un courant très important de la recherche internationale étudie la mobilité éducative au fil des générations (Shavit et Blossfeld, 1993). Il s’agit principalement de comparer les niveaux d’éducation des parents et de leurs enfants (Becker 2007). La mobilité éducative absolue en est ici l’un des concepts centraux. Elle vise à comparer les niveaux d’éducation absolus des parents et des enfants (quel niveau d’éducation, ou combien d’années de formation). Cette comparaison distingue trois types de mobilité scolaire intergénérationnelle absolue : la mobilité descendante, l’immobilité et la mobilité ascendante. On parle de mobilité descendante lorsque le niveau d’éducation des enfants est inférieur à celui des parents. Par exemple, lorsque les parents sont diplômés de l’enseignement supérieur et que les enfants ont un niveau de degré secondaire. L’immobilité signifie que les parents et les enfants ont atteint le même niveau d’éducation, c’est-à-dire que les parents et les enfants ont par exemple le même niveau de formation professionnelle. La mobilité ascendante concerne les enfants ayant un diplôme supérieur à celui de leurs parents (Becker et Hadjar, 2010: 58). Si les enfants sont diplômés de l’enseignement supérieur, et que leurs parents ne le sont pas, alors ces enfants connaissent une mobilité ascendante.

Au niveau social, la mobilité éducative absolue est mise en lien avec la perméabilité et l’efficacité des systèmes d’éducation (Hadjar et Gross, 2016). Par ailleurs, les modèles indiquant un affaiblissement de la mobilité (par ex. une augmentation de la mobilité descendante au fil du temps) sont considérés comme l’indicateur d’une évolution malheureuse de la société (Nachtwey 2016; Nennstiel 2021). Au niveau familial, de nombreuses études montrent que les parents souhaitent que leurs enfants obtiennent au moins un diplôme égal ou supérieur à celui qu’ils ont afin de maintenir le niveau de formation au sein de la famille (Breen et Goldthorpe, 1997). Cet objectif s’exprime également dans le souhait fréquemment formulé : «mes enfants doivent avoir une meilleure vie que moi».

Jusqu’à présent, seules quelques études en Suisse se sont penchées sur le thème de la mobilité éducative intergénérationnelle absolue. Levy et al. (1997) ont pu établir les modèles de mobilité absolus suivants sur la base des données d’une enquête (nombre de cas: 1869 personnes en 1991): 43% des personnes interrogées connaissaient une mobilité ascendante, 40% étaient immobiles et 17% avaient une mobilité descendante. Bauer et Riphahn (2007) ont analysé la mobilité éducative absolue des jeunes qui vivaient encore chez leurs parents, en se basant sur le recensement suisse de 2000 (nombre de cas: 74 147). Ils ont pu montrer que, chez les jeunes suisses pour lesquels on disposait d’informations sur le niveau d’éducation des pères et des enfants, 65% étaient immobiles (57% si l’on tient compte de leur mère), 25% connaissaient une mobilité ascendante (36% si l’on tient compte de leur mère) et 10% avaient une mobilité descendante (7% si l’on tient compte de leur mère). Dans une étude basée sur les données des relevés structurels de 2010-2019, laquelle mettait l’accent sur la mobilité éducative absolue des Secondos (2022), Wanner a pu montrer que les taux de mobilité sont similaires entre les personnes natives et celles issues de la migration. Parmi les 25-44 ans, une grande partie est immobile, c’est-à-dire qu’elle obtient un diplôme équivalent à celui des parents. Les études mentionnées ci-dessus ont en commun le fait qu’elles démontrent que le taux de mobilité descendante est faible dans le domaine de l’éducation en Suisse. Elles indiquent également une immobilité élevée et une mobilité ascendante nettement supérieure à la mobilité descendante.

Jusqu’à présent, les recherches sur la mobilité éducative intergénérationnelle absolue ont très peu étudié les différences entre les hommes et les femmes, ainsi que les changements au fil des cohortes de naissance. En raison de l’amélioration du niveau d’éducation en Suisse (Becker et Zangger 2013; Zangger et Becker 2016), les niveaux d’éducation ont augmenté de manière continue au fil des cohortes de naissance, et les femmes du monde entier ont notamment particulièrement bénéficié de l’amélioration générale du niveau d’éducation (DiPrete et Buchmann, 2013). Dans cet article, nous analyserons donc d’une part la différence de mobilité éducative entre les hommes et les femmes, et d’autre part, l’évolution de la mobilité éducative au fil des cohortes de naissance.

Données et méthode

Pour nos analyses, nous utilisons les données des relevés structurels annuels 2011-2020 réalisés depuis 2011 (OFS, 2021). Chaque année, au moins 200 000 personnes âgées de plus de 15 ans parmi la population résidente permanente sont interrogées sur des sujets tels que la religion, l’éducation, le travail et la structure de leur ménage. Une personne sélectionnée dans chaque ménage fournit des informations supplémentaires sur les autres membres du ménage. Un identifiant fourni par l’Office fédéral de la statistique nous permet de relier ces données aux données STATPOP 2010-2020 (OFS, 2022), qui livrent des informations sur l’état civil, le sexe et la date de naissance. Pour nos analyses, l’OFS a également fourni un identifiant pour les mères et les pères, ce qui nous permet d’associer les enfants et leurs parents.

Plus l’année de naissance des enfants est récente, plus il est probable que les parents et les enfants soient reliés dans les données. En outre, il est nettement plus probable de trouver un lien pour les personnes nées en Suisse (cf. Nennstiel et Becker, 2023; Wanner 2022). Nous avons donc pour cela décidé de ne laisser dans l’échantillon de notre analyse que les personnes nées en Suisse à partir de 1950.[1] En outre, seules les personnes âgées de plus de 30 ans au moment de l’enquête sont prises en compte. Ces restrictions nous permettent ainsi de garantir que le diplôme le plus élevé a déjà été obtenu. L’échantillon se compose donc de personnes nées en Suisse entre 1950 et 1990, âgées de plus de 30 ans au moment de l’entretien réalisé dans le cadre du relevé structurel, pour lesquelles des informations sur le niveau d’éducation sont disponibles dans l’un des relevés structurels (2011-2020), qui ont pu être associées à leurs parents via STATPOP, et pour lesquelles on dispose d’informations sur le niveau d’éducation d’au moins un des parents. Au total, notre échantillon comprend 556 112 personnes (276 001 hommes et 280 111 femmes).

Le niveau d’éducation des enfants et de leurs parents est défini comme le niveau d’éducation le plus élevé ayant été atteint. Nous distinguons ainsi trois groupes de niveaux d’éducation: (1) Secondaire 1 (par ex. aucune formation, scolarité obligatoire [7-9 ans] ou préapprentissage ou autre formation passerelle); (2) Secondaire 2 (par ex. apprentissage ou école de culture générale); (3) Tertiaire (par ex. formation technique et professionnelle supérieure, diplôme universitaire ou diplôme de l’enseignement supérieur). Si des informations sur le niveau d’éducation de la mère et du père sont disponibles, nous utilisons le diplôme le plus élevé.[2] Nous mesurons la mobilité éducative des enfants en comparant les diplômes des enfants à ceux des parents. Les enfants peuvent avoir une mobilité descendante (les enfants ont un niveau d’éducation inférieur à celui des parents), être immobiles (les enfants ont le même niveau d’éducation que leurs parents) ou avoir une mobilité ascendante (les enfants ont un niveau d’éducation supérieur à celui des parents). Afin de rendre compte des changements au fil des années de naissance, nous avons établi des cohortes de naissances de cinq ans (1951-1955, …, 1986-1990).

Résultats

L’analyse de la mobilité intergénérationnelle étant basée sur la comparaison des diplômes des parents et des enfants, nous avons d’abord étudié la répartition des niveaux d’éducation entre les générations des enfants et des parents au sein des cohortes. La figure 1 montre que le paysage du niveau d’éducation de la génération des parents et de celle des enfants a changé, et ceci tant chez les femmes que chez les hommes. De plus en plus de personnes dépassent le niveau du secondaire 1 ou 2, et de plus en plus de personnes obtiennent une formation de degré tertiaire. Dans le cadre de cette amélioration du niveau d’éducation, on note que le niveau d’éducation s’est nettement rééquilibré entre les hommes et les femmes. Il est important de noter que les femmes sont en train de rattraper leur retard en ce qui concerne l’enseignement supérieur. Dans la cohorte de naissances 1951-1955, 40% des hommes et 20% des femmes avaient un diplôme de l’enseignement supérieur. Dans la cohorte de naissances 1986-1990, 50% des hommes et des femmes ont un diplôme de l’enseignement supérieur. On note également une forte hausse du niveau d’éducation de la génération des parents. Dans la génération parentale des enfants nés entre 1951 et 1955, moins de 10% ont une formation de degré tertiaire et 50% ont terminé tout au plus le degré secondaire 1. Parmi les parents d’enfants nés entre 1986 et 1990, plus d’un tiers possède un diplôme de degré tertiaire et moins de 10% se sont arrêtés au degré secondaire 1. Ainsi, l’amélioration du niveau d’éducation a commencé dès la génération parentale et s’est intensifiée dans les générations suivantes.

Figure 1: niveaux d’éducation les plus élevés des enfants (hommes et femmes) et des parents (personne ayant le plus haut niveau d’éducation entre le père et la mère), par cohorte de naissances

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Données: STATPOP (2010-2020), relevés structurels cumulés (2011-2015 et 2016-2020), calculs propres

L’étape suivante a consisté à étudier la mobilité éducative absolue (voir figure 2). On remarque les tendances suivantes.

Premièrement, de plus en plus d’hommes et de femmes ont une mobilité descendante ou sont immobiles, tandis que de moins en moins de personnes ont une mobilité ascendante. Alors que la mobilité ascendante concernait plus de 60% des hommes et environ 50% des femmes, elle ne concerne désormais qu’un tiers des femmes et des hommes. Dans les cohortes plus âgées, les hommes avaient plus souvent une mobilité ascendante que les femmes (64% contre 50%).

Deuxièmement, les modèles de mobilité des hommes et des femmes se sont rééquilibrés au fil des cohortes de naissance. C’est également le cas de l’immobilité et de la mobilité descendante. Dans les cohortes les plus anciennes, les femmes avaient plus souvent que les hommes une mobilité descendante ou étaient immobiles. Dans la cohorte la plus récente, les différences de mobilité entre les genres sont extrêmement minimes.

Troisièmement, dans la cohorte la plus récente, plus de 80% des enfants obtiennent au moins le même niveau d’études que leurs parents, même si la mobilité ascendante diminue au fur et à mesure des cohortes, c’est-à-dire que moins d’enfants obtiennent un niveau d’éducation supérieur à celui de leurs parents.

Figure 2: Taux de mobilité en %, séparés par cohorte de naissances

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Données: STATPOP (2010-2020), relevés structurels cumulés (2011-2015 et 2016-2020), calculs propres

Si l’on observe les figures 1 et 2, on peut se demander pourquoi, au vu de l’augmentation constante des qualifications au sein de la population, la mobilité descendante et l’immobilité intergénérationnelles ont augmenté au fil des cohortes. L’utilisation d’un diagramme de Sankey (diagramme de flux [Naqvi, 2023; Jann, 2018], voir figure 3), permet de voir clairement que cela est principalement dû à l’évolution du niveau d’éducation de la génération parentale. Plus il y a de parents ayant un diplôme du degré tertiaire, moins il y a d’enfants qui peuvent avoir une mobilité ascendante, car ces enfants, même s’ils obtiennent un diplôme du degré tertiaire, ne seront qu’immobiles par rapport au niveau d’éducation de leurs parents. Outre cet effet de plafond, un effet plancher est également visible. Par définition, les enfants issus de familles ayant atteint le niveau du secondaire 1 ne peuvent pas avoir de mobilité descendante. Lorsque diminue la proportion d’enfants issus de familles dont le niveau d’éducation est celui du secondaire 1, cela signifie que de plus en plus d’enfants sont susceptibles de connaître une mobilité descendante. On voit ici clairement que la proportion d’enfants issus de familles dont le niveau d’éducation est celui du secondaire 1 a fortement diminué, et que la proportion d’enfants issus de familles ayant un niveau d’éducation équivalent au degré secondaire 2 et tertiaire a considérablement augmenté au fil des cohortes de naissance.

Figure 3: Diagramme de Sankey de la mobilité éducative en fonction du niveau d’éducation des parents (hommes et femmes conjointement), sélection de cohortes de naissances

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Légende: Sec I = degré du secondaire 1, Sec II = degré du secondaire 2, Tertiaire = degré tertiaire, Desc. = mobilité descendante, Immobile = immobile, Asc. = mobilité ascendante. Données: STATPOP (2010-2020), relevés structurels cumulés (2011-2015 et 2016-2020), calculs propres

Figure 4: Taux de mobilité en % conditionnel selon le niveau d’éducation des parents, séparés par cohorte de naissances

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Données: STATPOP (2010-2020), relevés structurels cumulés (2011-2015 et 2016-2020), calculs propres

Pour vérifier si seul le changement de niveau d’éducation de la génération parentale a contribué à la baisse de la mobilité, ou si les chances de mobilité ont connu une baisse en fonction d’un niveau d’éducation parental donné, nous avons calculé les taux de mobilité conditionnels. Dans la figure 4, le pourcentage d’hommes et de femmes ayant une mobilité descendante, immobile ou ascendante est représenté en fonction du niveau d’éducation des parents. Cela permet par exemple de comparer au fil des cohortes, le pourcentage d’hommes issus de familles ayant atteint le niveau du secondaire 2 qui ont eu une mobilité descendante, immobile ou ascendante.

Il s’avère que les taux de mobilité des hommes n’ont guère changé, quel que soit le niveau d’éducation parental considéré. La probabilité d’avoir une mobilité descendante, immobile ou ascendante a peu évolué pour les hommes dans les différentes cohortes de naissances dont les parents ont le même niveau d’éducation.

Si l’on observe les femmes dont les parents ont atteint au maximum le niveau du secondaire 2, la probabilité qu’elles aient une mobilité ascendante est passée de près de 25%, à 40% dans toutes les cohortes. Dans le même temps, la probabilité d’être immobile ou de connaître une mobilité descendante a diminué. Dans les autres groupes de niveau d’éducation des parents également, les chances de mobilité absolue se sont améliorées.

Ici aussi, les taux de mobilité se sont rééquilibrés entre les genres, et la cohorte la plus récente ne présente pratiquement aucune différence. Si le niveau d’éducation des parents est le même, les hommes et les femmes de cette cohorte de naissances ont quasiment les mêmes chances d’être immobiles ou de connaître une mobilité descendante ou ascendante. Dans les cohortes de naissances plus anciennes, les hommes avaient beaucoup plus de chance d’être immobiles ou d’avoir une mobilité ascendante.

On peut donc en tirer les conclusions suivantes. L’analyse des figures 3 et 4 suggère que l’affaiblissement des taux de mobilité absolue au fil des cohortes de naissances, tel que représenté sur la figure 2, est principalement dû au fait que de plus en plus de parents ont un niveau d’éducation élevé voire supérieur, et que, dans le même temps, de moins en moins de parents ont un faible niveau d’éducation. L’augmentation des qualifications dans le cadre de l’amélioration du niveau d’éducation a conduit à une baisse de la probabilité que la hausse du niveau d’éducation se poursuive au fil des générations.

Conclusions

Nos résultats en Suisse montrent comment et pourquoi les taux de mobilité éducative intergénérationnelle absolue[3] des femmes et des hommes nés entre 1950 et 1990 ont changé. Pour analyser cette évolution, nous utilisons les données administratives de l’OFS, qui contiennent un très grand nombre de personnes, ainsi qu’un échantillon de 556 112 personnes. Il convient toutefois de mentionner que, en raison de la nature des données, nous avons limité nos analyses aux personnes nées en Suisse après 1950.

En s’appuyant sur des recherches antérieures, cet article montre que le niveau d’éducation des personnes et de leurs parents a nettement augmenté au fil des années de naissance (1950 à 1990) (cf. Becker et Zangger, 2013; Zangger et Becker, 2016). L’augmentation progressive du niveau de qualification s’est accompagnée d’un rééquilibrage entre les genres.

Dans les cohortes de naissances les plus anciennes, les hommes avaient une mobilité ascendante plus élevée que les femmes, et celles-ci avaient une mobilité descendante plus élevée que les hommes. Ces différences sont devenues de plus en plus ténues au fil des cohortes de naissance, et les taux de mobilité éducative absolue diffèrent désormais à peine entre les sexes. Cependant, les chances de mobilité ont diminué pour les générations suivantes. La part de personnes immobiles ou ayant une mobilité descendante a augmenté, tandis que la part de personnes ayant une mobilité ascendante a diminué. Alors que dans la cohorte la plus ancienne, la mobilité ascendante concernait plus de 60% des hommes et 50% des femmes, dans la cohorte la plus récente, elle ne concerne plus qu’environ un tiers des hommes et des femmes. Par ailleurs, la proportion d’hommes et de femmes ayant une mobilité descendante (8% avec respectivement 5% et 8% dans la cohorte la plus ancienne) a augmenté pour passer à environ 15% dans chaque groupe.

Néanmoins, il convient de noter que même dans la cohorte de naissances la plus récente, près de 85% des hommes et des femmes réussissent à obtenir un diplôme au moins aussi élevé que celui leurs parents, et peuvent donc au moins maintenir le niveau d’éducation au fil des générations. Conformément aux études réalisées jusqu’à présent, nous avons ainsi pu suivre la dynamique de l’amélioration du niveau d’éducation, à savoir que davantage de personnes ont une mobilité ascendante que descendante, et qu’une part croissante de la population est immobile sur la période considérée (cf. Levy et al., 1997; Bauer et Riphahn 2007; Wanner, 2022). Cet article ne permet pas de répondre à la question de savoir dans quelle mesure l’amélioration du niveau d’éducation influence le niveau de mobilité ascendante ou descendante (par ex. pour la réussite sur le marché du travail). Cependant, des recherches réalisées en Suisse indiquent que malgré l’amélioration du niveau d’éducation, il n’y a pas eu de dévaluation des diplômes (cf. Zangger et al., 2018).

Si l’on compare les taux de mobilité absolus en fonction du niveau d’éducation des parents, c.-à-d. si l’on compare les enfants issus de familles ayant le même niveau d’éducation au fil des cohortes de naissance, on constate, et ce pour tous les groupes de niveau d’éducation des parents, peu de changements chez les hommes, mais une amélioration des taux de mobilité absolue chez les femmes. Avec un niveau d’éducation des parents identique, la probabilité d’être immobile ou d’avoir une mobilité ascendante ne change quasiment pas pour les hommes au fil des cohortes de naissance. Pour les femmes en revanche, quel que soit le groupe de niveau d’éducation des parents, la probabilité d’être immobile ou d’avoir une mobilité ascendante a augmenté, tandis que la probabilité d’une baisse du niveau d’éducation entre deux générations a diminué.

La baisse de la probabilité d’une hausse du niveau d’éducation est due à l’évolution du niveau d’éducation de la génération parentale (pour une explication similaire dans le contexte des classes sociales, voir Goldthorpe (2016)). De plus en plus de parents atteignent un niveau d’éducation élevé, avec des diplômes du degré tertiaire alors que, dans le même temps, la proportion de parents s’étant arrêtés au secondaire 1 diminue. Cela signifie que dans la génération des enfants, une proportion croissante de personnes est susceptible de connaître une mobilité descendante, tandis qu’une proportion de plus en plus faible peut connaître une mobilité ascendante, puisque leurs parents ont déjà un diplôme de l’enseignement supérieur.

Dans l’ensemble, au fil des cohortes de naissance, tant en ce qui concerne le niveau d’éducation que les taux de mobilité absolue intergénérationnelle, on note qu’il y a eu un rééquilibrage entre les sexes, de sorte que les différences entre les hommes et les femmes sont minimes dans la cohorte de naissances la plus récente. En outre, il apparaît que le système éducatif suisse connaît également des réussites dans la cohorte de naissances la plus récente, et ce malgré la hausse constante du niveau de qualification de la génération des parents, puisqu’il permet à un tiers des enfants d’avoir un niveau d’éducation plus élevé que celui de leurs parents, et à un enfant sur deux d’avoir un niveau équivalent à celui de ses parents. Les personnes ayant une mobilité descendante ont en grande partie des parents ayant un niveau d’éducation du degré tertiaire. Cela signifie que le système éducatif parvient à briser un peu l’hérédité du niveau d’éducation dans les familles dont les parents exercent une profession intellectuelle, de sorte que certains enfants d’universitaires sont également confrontés à une mobilité descendante. Parallèlement, le système éducatif permet à plus de 90% des enfants issus de familles ayant un niveau de secondaire 1 de connaître une mobilité ascendante.

  1. Les choix relatifs à l’éducation et les niveaux d’éducation en Suisse varient selon que la personne est née en Suisse ou à l’étranger (cf. Nennstiel 2022). Pour une analyse de la mobilité éducative intergénérationnelle de différents groupes de migrants en Suisse, voir Wanner (2022).
  2. Nennstiel et Becker (2023) ont pu démontrer avec les données disponibles que les résultats ne diffèrent pas beaucoup selon que l’on utilise le diplôme du père ou de la mère comme diplôme le plus élevé. Plus les groupes de niveaux d’éducation sont nombreux, plus les taux de mobilité observés sont élevés. L’utilisation de six groupes de niveaux d’éducation (soit le niveau de détail le plus élevé possible dans les données des relevés structurels) au lieu de trois groupes de niveaux d’éducation ne modifie cependant pas beaucoup les résultats présentés ici (cf. Nennstiel et Becker 2023).
  3. En ce qui concerne la mobilité éducative intergénérationnelle relative (soit le lien entre le niveau d’éducation des parents et le niveau d’éducation des enfants), on observe une corrélation faible à modérée pour les cohortes de naissance analysées, lesquelles ont connu peu de changements importants au fil du temps (cf. Nennstiel et Becker, 2023).

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